Le défi indien de Pavan K. Varma

Publié le par Indira

Le défi indien, Pourquoi le XXIe siècle sera le siècle de l’Inde, de Pavan K. Varma, éd. Actes Sud, 2006. L'écrivian a accordé une interview au magazine Télérama de ce mois-ci concernant son ouvrage, en voici un extrait :

Dans Le Défi indien, Pavan K. Varma n’hésite pas à pointer les douloureuses contradictions de son pays. Un géant avec lequel l’Ouest va pourtant devoir compter. De plus en plus. Entretien avec l’écrivain.

L’Inde telle qu’elle va, telle qu’elle change, chroniquée et auscultée par un observateur parfois cruel, l’essayiste Pavan K. Varma. Non plus l’Inde des carnets de voyage ou des films romantiques de Bollywood, mais bien l’énorme nation d’aujourd’hui, truffée de contradictions et de tensions souterraines, mais aussi gonflée d’une énergie de tous les diables. Dans les cercles politiques, Pavan K. Varma (53 ans, diplomate de formation, actuellement directeur du Conseil indien des relations culturelles à New Delhi) s’est fait quelques ennemis en signant ce livre sans concession, plongée méthodique dans le ventre d’un sous-continent disséqué au scalpel – à grand renfort d’exemples précis, de chiffres qui font mouche et d’analyses tranchantes. Un travail passionnant, qui donne à découvrir une Inde étonnante et infiniment complexe, résolument à l’écart des clichés.

Télérama : Dans l’avant-propos de votre essai, vous expliquez avoir voulu peindre un portrait de l’Inde aussi ressemblant et précis que possible. Est-ce vraiment réalisable à l’échelle du sous-continent ?
Pavan K. Varma : Une chose est sûre, l’Inde est trop vaste et trop diverse pour qu’on puisse la caractériser de manière globalisante, avec des grilles de lecture classiques. Plus d’un milliard d’habitants, une trentaine d’Etats immenses, des centaines de langues et de dialectes, toutes les religions (1), et une hiérarchie sociale qui reste marquée par le système des castes : tout cela rend l’Inde unique et complexe. Même pour un Indien ! C’est un pays d’autant plus compliqué à comprendre que la réalité y est à la fois transparente et opaque : un grand nombre de jeux sociaux y sont impossibles à capter pour l’œil non averti. Pour un étranger, la compréhension des choses est de surcroît parasitée par la persistance de mythes éculés, des clichés qui ont toujours cours en Occident mais pourraient se désamorcer en quelques secondes.
 
Télérama : Quels sont ces clichés ?
Pavan K. Varma : Notre prétendue douceur ou candeur. On dit les Indiens non violents parce que Gandhi a défait les Britanniques grâce à l’ahimsa (non-violence), mais c’est faux. La violence existe, aujourd’hui comme hier, et les tensions sociales sont fréquentes. On nous dit spirituels parce que les religions jouent un rôle important dans notre quotidien – et ces croyances, c’est vrai, aident le peuple indien face à l’adversité –, mais là encore, faire de chaque Indien un être hautement spirituel serait un raccourci idiot. Et puis, on nous dit non matérialistes, alors qu’en réalité la grande majorité des Indiens a soif de posséder. Comme partout dans le monde, avoir une télévision, une voiture, un téléphone portable, tout cela fait rêver. Il suffit de s’intéresser au « profil » des dieux hindous pour comprendre que l’aisance matérielle, l’opulence sont les valeurs qui font rêver le peuple indien – bien avant le salut de l’âme ! Les dieux hindous ne sont pas des ascètes, loin de là. Certains sont même franchement replets : les divinités les plus importantes, Lakshmi et Ganesha, sont respectivement déesse de la Renommée, de la Chance, de la Richesse et de la Prospérité, et lui – la divinité à tête d’éléphant –, le dieu de l’Abondance matérielle et du Succès dans le commerce.

Télérama : Pourquoi ces poncifs à propos de l’Inde « spirituelle », non matérialiste, « au-dessus du monde », ont-ils encore cours ?
Pavan K. Varma : Peu à peu, l’Inde est devenue victime de la fabrication d’une image, véhiculée par les marchands de rêve, le tourisme, avec la complicité de certains cercles politiques qui ont joué de ces clichés pour asseoir leur pouvoir après l’indépendance (1947). Se persuader qu’on vit dans un pays pacifique et spirituel, le répéter dans des discours officiels, cela pouvait rassurer… Mais cette distorsion de la réalité n’est plus acceptable. Il est vital que se développe une plus juste appréciation de l’Inde et du peuple indien, car notre pays va devenir un acteur planétaire majeur. Mieux vaudra nous connaître, nous regarder tels que nous sommes – et non plus à l’aune de vieux clichés… Dans quelques années, l’Inde sera devenue le deuxième marché de consommation au monde, avec une classe moyenne d’un demi-milliard d’habitants, dotée d’un pouvoir d’achat et d’un appétit énormes. Quant au rayonnement intellectuel, savez-vous que le nombre de diplômés indiens correspond à la population de la France, près de 60 millions de personnes ? Nos diplômés vont voyager, travailler à l’étranger, mais aussi revenir en Inde, ou y rester, car le destin national et le bien du pays comptent beaucoup pour ces nouvelles générations. L’Inde est sur le point de décoller, grâce aux jeunes générations et à la force pragmatique de son peuple. Mais cela ne pourra se faire que si l’Inde ose se regarder en face et vaincre ses vieux démons.
 
Télérama : Lesquels, prioritairement ?
Pavan K. Varma : La place toujours trop grande de la corruption, un fléau terrible. Vous savez, les Indiens se passionnent pour les questions de pouvoir et de politique. C’est une excellente chose, car notre démocratie peut se vanter d’être très vivante, très participative. Les Indiens, même dans les campagnes les plus reculées, aiment tout connaître des rouages, des alliances, savoir « qui tient qui », et comment. Ils votent en masse, et adorent se disputer sur ces sujets de pouvoir – pour rire, on dit souvent que s’il n’y a que deux Indiens dans un même village, alors il y aura là deux partis politiques ! Mais, du même coup, obsédés par ces jeux d’influence, nos concitoyens sont capables de rentrer dans des trafics divers pour être du côté des nantis, s’enrichir ou enrichir le puissant ou l’élu.
Or l’Inde est le premier producteur au monde de politiciens et d’élus : nous en avons un million ! Et des centaines de commissions, de bureaux régionaux, donc autant d’endroits où l’on trafique, où le clientélisme est la règle… Il faut savoir que la tradition hindouiste ne donne pas de définition incontestée du bien et du mal, alors chacun se croit autorisé à s’arranger avec ça, au cas par cas. Les cas de corruption rendus publics provoquent l’indignation publique, mais, dans leur quotidien, les Indiens sont ambivalents à propos de sa pratique. Une grande partie du désordre indien découle de ces arrangements avec la morale, de ces magouilles petites ou grandes.

Télérama : Il y a deux ans, la sortie de votre livre en Inde a donné lieu à de vives controverses. On vous a reproché d’être trop critique avec le peuple indien, trop direct dans vos formules.
Pavan K. Varma : Oui, alors que je suis aussi tout à fait positif et plein d’espoir sur un certain nombre de nos atouts et de nos valeurs… Mais reprenons l’exemple de la non-violence : j’ai osé écrire que le choix de Gandhi de revendiquer l’ahimsa – un terme qui n’avait plus été utilisé depuis trois mille ans – était avant tout un grand acte de stratégie, et non pas une philosophie en soi. Qui peut oser dire le contraire ? Nous n’avions pas d’armes pour lutter contre les Anglais, de toute façon ! Gandhi était juste extrêmement malin ! Et pragmatique ! Mais le peuple indien n’est pas non violent, certainement pas, et tant pis pour l’image idyllique qu’on voudrait exporter ad vitam aeternam. Notre système de castes, qui perdure au plus profond de la société, même s’il est devenu moins visible et moins paralysant pour les basses castes, est l’un des systèmes mondiaux d’exclusion les plus injustes, rigides et violents qui soient. L’égalitarisme n’est pas du tout inscrit dans les consciences [il est pourtant inscrit dans la Constitution indienne, NDLR], et ne dépasse pas le stade des discours politiques… Et les violences conjugales peuvent être absolument terribles. Or, si les statistiques sont un peu moins affolantes depuis quelque temps, ce n’est pas parce que les hommes ont soudain découvert qu’il était indigne de battre sa femme, mais parce que l’Inde évolue dans son ensemble, et que le progrès social porte ses fruits, de même que le niveau d’éducation des femmes, donc leur position sociale et politique. L’homme, lui, reste le même, et sa violence est constante. Alors, bien sûr, écrire sur de tels sujets attire quelques critiques…

Télérama : Quelles sont les valeurs indiennes qui vous semblent le plus porteuses d’espoir ?
Pavan K. Varma : Les Indiens ont un talent incroyable pour se débrouiller et retomber sur leurs pattes, quoi qu’il arrive. Un mauvais jour sera suivi d’un bon. Rien n’est jamais perdu, ni une situation donnée, ni une machine quand elle tombe en panne. Chaque problème a sa solution. N’importe quel outil peut être transformé en un autre, ou avoir trois fonctions. Partout, en Inde, on voit des roues de vélo transformées en antennes de télé – et pourquoi pas ? Cela peut vous sembler anecdotique, mais si j’ajoute que 60 % des plastiques utilisés en Inde sont recyclés (contre seulement 10 % en Chine), alors vous comprendrez que notre pays, par son pragmatisme acquis au cours de décennies de pénurie, est un champion de l’efficacité et du recyclage, donc un pays qui économise les matières premières et produit plus intelligemment. Même les familles riches recyclent les emballages cadeau, le papier aluminium. Nous connaissons la valeur des choses… Sur le plan strictement humain, je voudrais pointer deux autres qualités du peuple indien : il garde toujours l’espoir – même l’habitant d’un bidonville espère que ses enfants réussiront un jour –, et il possède une faculté de résilience incroyable, causée par l’exposition incessante à l’adversité. Cela lui donne une volonté de survivre et une inventivité extraordinaires. Les Indiens sont très travailleurs, très déterminés à trouver des solutions techniques, des systèmes performants, dans tous les domaines. Pour preuve, nos succès dans le domaine de l’informatique – et en particulier des logiciels – sont flagrants : 40 % des cinq cents plus grandes entreprises informatiques de la planète travaillent étroitement avec l’Inde, et ce filon est devenu un peu l’équivalent du pétrole pour le monde arabe.

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
N
Très intéressant article ! C'est vrai qu'en Occident nous avons souvent une idée fantasmée de l'Inde, qui date des voyageurs d'autrefois. Et c'est vrai aussi que ce pays a terriblement changé en quelques années, prenant une place de plus en plus importante sur la scène mondiale. Dans un sens, tant mieux, cela permet de contre balancer la puissance chinoise en route. En tout cas, une chose est certaine, le XXIe s. devrait être celui de l'Orient en général...<br /> Om shanti<br /> Nefred
Répondre
I
Namaste Nefred !Tu as raison, le XXI ème siècle est oriental, et l'Inde est en train de dépasser la Chine en terme de croissance et de productivité. J'aborderai plus tards différents articles sur l'Inde moderne.Om shantiIndira